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Alors, de quoi exactement Neil Gaiman est-il donc accusé ? Qui sont les personnages à l'origine du podcast Tortoise, responsables des premiers éléments de l'affaire ? Et pourquoi cette source en particulier a-t-elle pu avoir eu tendance à freiner le relais médiatique ? Comment l'affaire a-t-elle été traitée par les médias, à la fois généralistes et spécialisés ? Pourquoi n'avons-nous, nous mêmes, pas couvert l'affaire plus tôt ? Et quelles sont les premières conséquences visibles de cette affaire ?
Un ensemble épais de questionnements qui seront évoqués au long de cette chronique chargée, probablement imparfaite, mais dont le but est surtout de montrer tous les aspects d'un sujet qui reste, à l'heure actuelle, suffisamment complexe pour mériter d'être traité dans sa globalité
je reproduis ici le texte principal de la dernière newsletter de Lionel Davoust.
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On est aujourd’hui
Vous avez certainement été bombardé·e d'appels à voter, vous avez sans nul doute vos craintes, vos désirs, vos ras-le-bol. Croyez-moi, je n'ai aucune envie d'en ajouter, et je bâillonne extrêmement fort le moraliste en moi qui se met la tête dans les mains à répétition en constatant où en est la France, le destin qu'elle semble sur le point de se choisir, depuis la sécurité de 17000 km. J'ai vraiment envie de ne parler d'une chose, de bouquins, de fantasy, d'apps de prises de notes, de conventions SFF australiennes.
Mais, notre ami Ayerdhal rappelait régulièrement cette citation de Sartre : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent. » J'imagine que si vous êtes ici, vous avez probablement lu quelques-uns de mes trucs et/ou m'avez entendu dans Procrastination, donc je suppose que vous avez une vague idée de ce que je pense, et ce que j'ai pu voter (déjà fait, par Internet, joie d'être Français à l'étranger) et surtout ne pas voter. (Si vous tombez de l'arbre, heu, laissez-moi vous décevoir une bonne fois pour toutes : « Les Dieux sauvages » n'est pas une ode au fondamentalisme religieux, ni au virilisme.)
Une chose que je ne ferai pas, mais que je ne ferai pas uniquement ici, parce qu'on est entre nous, et que ce discours est hélas beaucoup trop complexe pour une story Instagram ou ce qui passe pour le débat public dans notre époque fragmentée et que je n'ai pas l'énergie d'affronter un shitstorm, c'est, comme je le vois absolument partout depuis une semaine, traiter l'électorat extrême-droite de gros cons, de fachos, de crétins. (Les membres des partis d'extrême-droite, c'est totalement autre chose. Je parle d'électorat, je répète, la personne lambda, comme vous et moi, qui met son bulletin dans l'urne et fait ce qu'elle peut. Pas des forces motrices, nous sommes bien d'accord ?)
Je crois à une leçon de vie peut-être naïve mais qui s'est plutôt vérifiée dans mon existence : on peut difficilement traiter les gens de gros cons et espérer qu'ils voient la lumière. "Oh mon dieu, mais c'est vrai, je suis un gros con, merci de me l'avoir dit, haha, je ne l'avais pas vu, ouf !" Euh. Non.
On entre dans un débat philosophique qui dépasse de loin mon salaire – peut-il y avoir une liberté pour les ennemis de la liberté ? La société infiniment tolérante n'est-elle pas destinée à être détruite par l'intolérant ? Ce paradoxe a notamment traité par Karl Popper à l'issue des procès de Nuremberg et la montée du nazisme – vous comprendrez pourquoi on entre dans un domaine qui dépasse de loin ma compétence et qui a été traité par des gens beaucoup plus sérieux que moi, donc je prends soin de me taire et de vous renvoyer sur ces références. Commet-on un acte in fine liberticide en acceptant de débattre avec l'extrême-droite dans les médias, est-ce lui donner une légitimité à laquelle il convient de faire barrage d'emblée, parce que c'est ouvrir le mécanisme d'une société tolérante à l'intolérance ? Je tends à le croire en effet, mais, encore une fois, je ne veux pas parler des encartés ni des représentants.
Je veux parler des gens qui votent pour eux en masse en ce moment et que, je suis peut-être naïf là encore, j'ai du mal à croire systématiquement abrutis par BFMTV (même si ça n'aide pas). De base, je peine à croire que les gens sont fondamentalement stupides, en tout cas à grande échelle. Le vote extrême droite massif est un signe de faillite de système, une sorte de parallèle que je n'hésiterai pas à faire avec l'appel à l'aide désespéré qu'on trouve dans certains cas de tentatives de suicide. Je crois que nous qui votons "bien", qui pensons avoir "la morale pour nous", devons aussi accepter notre part de responsabilité dans la polarisation de la personne dans la rue qui véhicule une crainte, une souffrance qui n'est pas entendue, puisqu'on ne se prive pas de les insulter depuis des décennies, ou, à la rigueur, de rompre tout contact et de nous claquemurer dans notre bulle de filtrage, confiants dans notre supériorité morale, notre éducation, parce que nous, nous avons lu des trucs / réfléchi / déconstruit / regardé des vidéos YouTube (rayez la mention inutile). Je ne crois pas vraiment étonnant que la réaction soit "fuck it, je vais voter Le Pen, puisque de toute façon je me fais traiter de tout dès que j'essaie de soulever mes problèmes, ce que je vois, moi, et qui me préoccupe."
Rappelons-nous que tout le monde a automatiquement raison de son propre point de vue. Ces problèmes sont-ils, réels, imaginés, fantasmés, comme cet archétype du papy de la Creuse qui n'a jamais vu un Noir de sa vie et vote RN parce que BFMTV lui martèle que Paris est en train de brûler ? Est-ce la question – est-ce à vous, fans d'imaginaire, que je vais rappeler que la vérité et le réel sont deux choses différentes ? Si le problème – et surtout la souffrance qui l'accompagne, parce que c'est là le nœud véritable, il y a une peur, une angoisse, qui est une souffrance – est effectivement imaginaire, le débat ne doit pas commencer par pointer à l'autre que c'est un imbécile de vivre une souffrance sans fondement, mais par la souffrance qui est réelle, et ensuite, on peut détricoter le fantasme.
Encore une fois, c'est peut-être ma candeur indécrottable qui parle, mais je ne crois pas qu'on fasse changer d'avis ces gens en les traitant de putains de gros cons, je crois qu'au contraire, on ne fait que les renforcer dans leur position. Et que tant que les bords (encore une fois, je parle des gens, vous et moi, une voix perdue dans l'océan, pas des forces politiques aux commandes dont les intentions sont autrement plus funestes) se draperont dans leur légitimité morale en gueulant plutôt qu'en, vous savez, en essayant de se parler, de détricoter les endoctrinements, on sera perpétuellement cuits, et de plus en plus.
Oui, c'est dur, c'est épuisant de devoir constamment ressasser les mêmes infos, les mêmes chiffres, combattre la désinformation, et on en a marre, et on aimerait bien prendre un gourdin pour que le tonton raciste ferme sa putain de gueule merde. Parce qu'il le fait bien avec moi, ce gros con, alors pourquoi je m'en priverais ? Mais tout ce qu'on fait, c'est justement renforcer l'avis de la personne en face. "Tu vois, on ne peut pas te parler, t'es bien un islamogauchiste woke !" Si l'on prône le dialogue, l'ouverture, si, allez, ne vous cachez pas, vous pensez être du côté de l'intelligence, eh bien c'est à vous, à nous, de l'être, de l'incarner et de préférer la plume, le débat, le fait, et la compassion humaine, inlassablement, avec obstination, pour combattre l'obscurité, à notre modeste échelle, dans nos entourages.
Oui, c'est fatiguant. Ça demande du courage. Et on est d'accord qu'on le fait avec les moyens qu'on a, dans les domaines qu'on peut, avec l'énergie du moment. Parfois, oui, pour des raisons de protection personnelle, il faut se désengager, absolument. Mais on ne se désengage jamais du monde entier. Et avec ce qui reste, c'est notre boulot d'être "le changement que nous voulons voir dans le monde."
Y en a-t-il vraiment un autre, en définitive ?
Bref. Il est peut-être déjà trop tard, mais, à l'heure de Melbourne, je le saurai demain.
Votez.
« Une société qui se noie dans la nostalgie ne peut pas générer les contre-cultures de demain »
Une interview d'Alan Moore par Usbek & Rica.
Je suis fasciné par Alan Moore, son style, son aura et son franc parlé. Pourtant, je suis loin d'avoir tout lu de lui (je m'en suis tenu aux comics From Hell, V for Vendetta, Watchmen & Killing Joke).
Je me souviens il y a quelques année, lors d'un passage éclair à Paris, je suis tombé nez à nez avec son roman Jerusalem qui sortait juste. Je ne sais plus exactement pourquoi je ne l'ai pas acheté à ce moment là : depuis, à chaque fois que j'en entends parlé, je me dis qu'il faudrait quand même que je me lance... et puis rien.
Bref, ça viendra : cette interview, malgré le côté parfois un brun lunaire du bonhomme, m'y fait penser à nouveau.